"Je voudrais d'abord saluer sur ce fil l'intervention de Zoran où il exhorte chacun à regarder les choses de ses propres yeux et, citant Lacan pour Freud, à lire dans le texte. Il déplore avec cette belle image des visiteurs de musées aux casques audio vissés sur leurs oreilles qu'on ne les aide pas à lire dans le texte, et j'en suis profondément convaincu aussi"
D'accord pour dire avec toi et Zoran qu'il faut en revenir au texte et aux images. Je l'ai souvent dit ici, peu importe les techniques seules les images comptent et dans le cas de Lacan seul le texte de Freud compte, non pas comme d'autres diraient que seul le texte du Coran compte, car lorsque Lacan revient à le lettre de Freud, c'est avec les lunettes d'Alexandre Koyré et ceux de Sartre pour élaborer sa conception du Désir, c'est avec les lunettes d'Henri Wallon qu'il élabore le stade du miroir, c'est avec des lunettes saussuriennes qu'il élabore la notion de symbolique, c'est après la lecture d'Heidegger dont il a traduit l'article "logos" qu'il a prononcé son 3Discours de Rome3 etc...La bibliothèque de Lacan ne se résumait surement pas aux seules oeuvres de Freud .
Même sans casque sur les oreilles nous voyons le monde tel que l'expérience et l'éducation nous ont appris à le voir. L"epoche" phénoménologique n'est pas chose facile, et le retour aux choses mêmes prôné par Heidegger demande une complète dépossession de soi. Pas facile..
"J'irais même plus loin pour ma part : je trouve que les trottoirs sont encombrés de gens avec des téléphones et des écouteurs, et que tout cela les éloigne, pour en revenir au point soulevé par Jean-Claude Mougin, du "toucher" du réel.
"Je définirais ainsi ce "toucher" comme une relation physique et intellectuelle de communion au Monde et, comme lui, je maudirai une technologie qui éloigne du Monde (tandis que je bénis celle qui actuellement nous met tous en contact...)."
C'est un lieu commun dire que la philosophie a privilégié le sens de la vue comme modèle de la connaissance, et cela depuis Platon. il faudra attendre Freud et Nietzche pour que la pensée donne une place à l'écoute. Toutefois d'autres cultures ont fait une place par exemple au sens du goûter. Le penseur musulman et mystique Ibn Ghazali, décrit la connaissance la plus intime de Dieu comme une gustation. Et de fait la gustation est le sens qui donne la connaissance la plus intime de l'objet aimé, "viens là que je te mange" dit-on à l'être aime. Il est un célèbre cannibale japonais qui par amour mangeait ses petites amies hollandaises qu'il conservait au congélateur.Enfin les chrétiens connaissent le truc.
La vision a souvent été rapprochée du toucher, Descartes le fait dans sa "Dioptrique", il y compare le rayon lumineux au baton de l'aveugle, sans compter "La lettre sur les aveugles" de Diderot". Comme l'a amplement montré Merlau Ponty, voir et toucher sont des "sens" réflexifs. Je ne peux voir un arbre que parce que d'une certaine façon il me regarde, c'est bien sûr valable pour une image qui peut me "pointer" dira Barthes... C'est Lacan montrant à Petitjean sur son bateau une boîte de sardines flottant sur la mer, "elle te regarde", lui dit-il en la montrant du doigt. Pour le toucher on ne peut toucher sans être touché et cela dans la plus grande des proximités amicale ou sensuelle., Une image me touche parce que je la sens dans sa plus grande matérialité; comment ne pas vouloir toucher une statue, la matière si physique comme l'est la chair d'un tableau de Julian Freud. Au contraire la simple vison, qui peut se contenter d'une simple reproduction, me donne plus accès à l'ordre de la représentation, au "studium" aurait dit Barthes, Cette connaissance, cette libido sciendi peut me donner un véritable plaisir, un contentement que connaissent bien les mathématiciens dont on peut envier la jouissance.
"Par rapport à l'Ecole Allemande des Becher et à ses origines (Evans entre autres), j'ai toujours trouvé que, si la série aide à comprendre les choix qui président à la création d'une œuvre, elle procède quand même au fond d'un grand désespoir quant aux qualités matérielles de la photographie en tant que medium, surtout pour une génération de contemporains à laquelle les critiques d'art avaient essayer d'apprendre à "communier" avec l'abstrait du XXème siècle. C'est ce désespoir qui oblige le photographe à passer à l'idée d'édition : la photographie isolée n'est plus ainsi une œuvre. En quelque sorte la peinture, dans sa résistance, a happé la matière.
Intérêt commercial de la série aussi, qui travaille dans le même sens : le collectionneur avide d'acquérir l’œuvre photographique est logiquement obligé d'acquérir la série puisque c'est là qu'elle niche. Autrement il n'acquiert que la "marque"."
Personnellement je verrais bien les Becher dans la filiation d'Atget. Leurs photos, ne me toucent pas, elles ne sont pas fait pour, mais elles m'apportent un plaisir intellectuel certain.
"J'ai souvent discuté avec Jean-Claude de la matière photographique, que je trouve personnellement pauvre. Je trouve qu'échapperaient le plus à la pauvreté certains tirages réussis en platine-palladium ou ziatypes et, désormais, les beaux tirages jet d'encre sur papier mat. Jean-Claude a élaboré toute une théorie selon laquelle les tirages platines seraient littéralement en relief, la matière pénétrant dans la trame du papier. Personnellement j'ai toujours un peu souri de cet argument qu'on peut certainement projeter sur un Goya du Musée du Louvre (http://www.eeweems.com/goya/woman_fan.html - allez voir de près les transparences faites par Goya dans la peinture du bras de cette femme, et sans casque audio) mais qu'on ne peut à mon avis guère employer dans le cas du palladium posé sur un papier non transparent...
Ces techniques partagent par contre avec le jet d'encre sur un papier mat un peu fort"
- l'absence de brillance qui permet une bonne lecture par le regard, donc une sensation de richesse pour les sens (augmentée en ce qui concerne le jet d'encre par un rendu inouï des couleurs, pour quiconque y présente une forte sensibilité), et
- le sentiment de la qualité du beau papier, belle matière plate comme la surface d'une peau tendue et pourtant légèrement grainée aussi, comme une vraie peau.
Je me souviens très bien de ton sourire,bien sûr je radote ou bien alors je fais preuve de naïveté. Néanmoins tu ne rapportes pas mon argument de façon absolument exacte, je n'ai jamais parlé de relief mais de profondeur, terme qu'utilisent volontiers les graveurs, et qui implique la profondeur physique des pigments mais aussi dans un sens plus sensible, le fait que l'on entre dans l'image, que l'on s'y plonge au lieu d'un simple survol surtout quand la taille de l'image implique la distance. Si l'on veut comparer un tirage palladium, à un objet plastique, la gravure semble s'imposer plus que la peinture à l'huile. De ce point de vue je placerais le tirage palladium entre l'aquateinte et le burin. Cette dernière technique est celle qui donne le maximum de noir au point précisément de créer un relief.
Un palladium peut parfaitement être posé sur un papier transparent. Peut-être te souviens-tu des magnifiques portraits de Lafolie à Craçais sur du Washi de 8gr. J'utilise actuellement pour des très petits tirages un papier Gampi Bicchu Torinoko qui est translucide et permet de rendre des nuances extrêmement délicates dans les hautes valeurs. Ce Bicchu Torinoko est vraiment ce que l'on appelle un beau papier, et qui n'a rien à voir avec les Awagami industriels bourrés de carbonates pour ne pas parler d'une peau siliconée. C'est un papier de 18 gr fait main par un Trésor National, une merveille qui se caresse.
"C'est probablement cette projection du sens (et Zoran a raison de rappeler l'obligation du sens !) sur une surface plane et légèrement grainée qui donne aussi l'impression de peau. De la même façon nous ne voyons dans le réel de tout ce qu'est un individu que surtout sa peau, lieu de projection de tout son sens, de transformation en image de tout ce que nous croyons connaître, savoir, de ce que nous craignons ou espérons de lui."
"Comparer une image à une peau, ne va pas à l'encontre de mon idée de profondeur,. Le fameux moi-peau de Didier Anzieu nous rappelle tout ce que notre peau peut révéler de notre intériorité, de nos refoulements, de notre inconscient, ce qui va dans le sens ce ce que tu dis.
L'aspect projection, présent dans l'idée de peau, peut être extrait de l'idée de peau et porté seul en avant. On obtient cet effet avec le collodion sur verre, où on a l'impression que c'est la surface qui vraiment porte l'image (en opposition de ce que dit Jean-Claude Mougin sur l'intérêt de l'image en profondeur dans un platine). Le collodion sur verre est un matériau magnifique, très émouvant, dont le succès de l'effet porte à penser que ce n'est pas tant dans l'idée de peau qu'est le secret de l’œuvre, que dans l'idée de mise en scène réussie d'une de ses composantes, l'idée d'une projection.
La peau à ce qu'il me semble ne peut guère se comparer à du verre. imagine un instant une peau transparente, nous serions des écorché vifs.
Autrement dit je pense qu'il y a la notion de "toucher" physique, dont Jean-Claude est à juste titre un grand contempteur.
Mais il y aurait aussi une notion de "toucher" qui serait conceptuelle, et qui pour être intellectuelle ne nous tarauderait pas moins que l'autre, notion sur laquelle, me semble-t-il joue puissamment le collodion humide.
J'apprécie peu les photographies mates présentées sans encadrement, mode très actuelle qui permet de faire des expos à pas cher et sans casse ni difficulté de transport. Le verre posé sur un tirage mat en diminue peut-être la lisibilité et la jouissance des couleurs (dans le cas du jet d'encre) ; mais la présence d'une vitre fait revenir dans le jeu cette notion de frontière, de peau entre nous et l'autre, entre nous et la photographie. J'aime bien que la photographie comme dans le conte soit visible et lointaine dans son cercueil de verre, et que nous ne puissions que la désirer, la rêver et pas plus que cela l'approcher.
Il y a en fait la peau qui permet le contact ; mais il y a la peau qui repousse, celle qui nous sépare à jamais de l'objet aimé !"
Je n'aime pas le verre et pour moi l'image collodion est d'une platitude désespérante, à moins d'utiliser le collodion pour en faire des négatifs; Mai de cela tu ne seras pas surpris.
Une citation de Walter Benjamin pour finir, ce qui n'est pas un argument. "Le verre, ce n’est pas un hasard, est un matériau dur et lisse sur lequel rien n’a prise. Un matériau froid et sobre, également. Les objets de verre n’ont pas d’« aura ». Le verre, d’une manière générale, est l’ennemi du mystère." Duchamp,( on l'avait oublié n'aimait pas ou plus la peinture), il aimait le verre.
Nous n'étions sans doute pas destinés à nous rencontrer, vu tout ce qui nous sépare, mais cela n'est affaire que de goût et de couluers. pour le reste je dis mon amitié.
Jean-Claude
Modifié 2 fois. Dernière modification le 03/04/16 16:25 par mougin.