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Sabine Weiss si présente – par Françoise Denoyelle
Premières années 1980, l’automne venu, le Mois de la Photo battait son plein. Jean-Luc Monterosso nous concoctait de véritables marathons. Des semainiers envoyés par la poste listaient les vernissages des musées, bibliothèques, galeries et autres lieux, certains improbables. Le mardi, jour de fermeture des institutions, tout se bousculait. Trop plein de tirages, de rencontres, de catalogues. Enfin la photographie se montrait, sortait des cartons, s’exposait. Remue méninge et effervescence. Tout était à découvrir, à retrouver. C’était selon.
Sabine Weiss, démarche de conquérante, œil vif, courrait une exposition à l’autre. À 7 heures du soir, rencontre sur le chemin de l’Institut hongrois. « On arrivera jamais avant la fermeture ». On y arriva et chacune regarda, s’en alla. Je devais la revoir souvent dans d’autres vernissages. Elle avait le verbe haut et pourtant une grande retenue. Au détour d’une phrase, elle se présenta comme photographe. Mais rien de plus. Et comment savoir ? On en était à (re)découvrir Willy Ronis et son Sur le fil du hasard édité par Claude Nori chez Contrejour (1981). Une amicale apostrophe de Viviane Esder « Sabine ! » me révéla son prénom. Je m’informais. « Mais vous ne connaissez pas Sabine Weiss ? Je l’ai exposée dans ma galerie » (« Sabine Weiss. Photographies 1950-1980 » dans le cadre du premier Paris-Photo). J’achetais En passant publié chez Contrejour, en 1978. Premières pages, une immense photographe s’impose. Evidence d’un univers, d’une empathie pour le sujet, d’une force de vie. Je voudrais en savoir plus. Sans projet d’article, livre ou exposition, comment faire ? Et pas la moindre épreuve à voir. Je cherchais.
Les connaisseurs lui avaient pourtant fait cortège dès ses débuts. La revue suisse Camera de Walter Läubi lui consacre un long article en avril 1953. Edward Steichen sélectionne trois de ses clichés pour la mythique exposition « The Family of Man » au MoMA de New York en 1955. Albert Plécy et Michel Tournier dans leur émission « Chambre noire » qui accueille tout le gotha de la photographie de 1964 à 1969, lui consacrent une émission (4 septembre 1965). Plécy la publie dans son magazine Point de vue Images du Monde. Paul Jay l’expose au musée Nicéphore Niépce à Châlon-sur-Sâone en 1982, Jean Dieuzaide à la galerie municipale au Château d’eau à Toulouse en 1985, Charles-Henri Favrod au musée de l’Elysée à Lausanne en 1987, Sonia Bove à la Fondation nationale de la photographie à Lyon en 1989, Olivier Spillebout au festival transphotographique à Lille en 2002. Mais à Paris, point d’exposition avant 1996. A 72 ans, une rétrospective lui est enfin consacrée à l’Espace photographique de Paris, au forum des Halles : « Sabine Weiss. Photographe de lumière et de tendresse » puis, dix ans plus tard, en 2006, au musée d’Art moderne de la ville de Paris puis, en 2008, à la Maison européenne de la photographie : « Sabine Weiss. Un demi siècle de photographies »
En 2004, avec Martine d’Arc et Véronique Figini, nous fondons l’association pour la défense des intérêts des Donateurs et Ayants droit de l’ex Patrimoine photographique (ADIDAEPP) afin de sauver les fonds de Bovis, Kenna, Kertész, Kollar… Non militante, non engagée, Sabine Weiss nous rejoint cependant, soutient les actions pour la sauvegarde et la valorisation des fonds patrimoniaux. Elle est encore à nos côtés lorsque nous fondons l’Association pour la promotion des fonds photographiques (APFP), en 2012. Elle aussi songe à l’avenir de son œuvre. Comme beaucoup, trop occupée par une reconnaissance enfin établie, les expositions et ouvrages se multipliant, « je verrai plus tard ce qu’on peut en faire » dit-elle. Finalement, elle choisit son pays d’origine la Suisse et le musée de l’Elysée pour faire don de ses archives en 2017.
En 2006, les conservateurs de la Bibliothèque nationale de France, Laure Beaumont Maillet, Dominique Versavel et moi même organisons l’exposition « La Photographie humaniste ». Un vrai dialogue s’instaure. Sabine Weiss évoque les premières années d’apprentie, en 1942, chez Paul Boissonnas à Genève puis à Paris chez le photographe de mode Willy Maywald. « Assistante, j’avais beaucoup à apprendre; à porter surtout ! ». Dans les années 2000, travaillant avec les étudiants de l’ENS Louis-Lumière sur l’agence Rapho, je reviens vers elle et son travail. Elle raconte sa collaboration avec Vogue (1952-1961), Holiday (1954-1969) et la presse américaine, évoque sa rencontre avec Doisneau et le Hongrois Charles (Sandor) Rado. En janvier 2020, pour un ouvrage à paraître sur les agences de photographie françaises, j’interroge de nouveau Sabine au sujet de Rapho. Comme Willy Ronis, sa mémoire n’est pas « oublieuse ». Elle se souvient de Rado, le créateur de l’agence Rapho (1933). Il quitte Paris en 1942 pour fonder Rapho Guillumette Pictures à New York. « J’ai beaucoup travaillé avec les Américains grâce à Rado. Je l’avais rencontré à New York. C’était un homme très estimé des conservateurs de musée et du milieu de la presse. Il m’a trouvé des reportages avec Holiday, Life, New York Time, Fortune, US Camera. C’est lui qui m’a mise en relation avec le conservateur du Art institut à Chicago où j’ai exposé mes photographies en 1954. » En novembre 2020, je retrouve Sabine à sa galerie parisienne Les Douches pour l’exposition « Sous le soleil de la vie », titre choisi par Françoise Morin qui, écrit-elle, « raconte la personnalité de Sabine Weiss. Solaire, sourire, énergie, optimisme, travail ». Nouvelles photographies, bonheur de la surprise, enchantement de la maîtrise.
Arles 2021, plein soleil sur la file le long du mur du Museon Arlatan. Il y a foule pour découvrir l’exposition conçue par Virginie Chardin « Une vie de photographe », ultime salut de Sabine Weiss. Comme Ronis en 2009, au théâtre antique, dans la splendeur de la nuit étoilée, le monde de la photographie applaudit à tout rompre la lauréate du prix Woman in motion pour la photographie. Jardin de l’hôtel Le Calendal, petit déjeuner en famille et avec la fidèle et indispensable Laure Augustins, Sabine récupère, ravie, rayonnante. Toute en vie, en blagues, espiègle et si fatiguée. « Et le Photo poche Sabine ? » « Et bien Françoise, ils ont fini par penser à moi, il sort, n° 166. »
Françoise Denoyelle