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Benjamin: réception par la distraction
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Dans les derniers paragraphes de l’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin analyse en termes d’attention les mutations de ce qu’il appelle le mode de perception de nos sociétés. Ce qui caractériserait le mode nouveau serait la « réception par la distraction », concept qu’il explicite par les exemples complémentaires du cinéma (comme art nouveau appelant des modes d’attention nouveaux) et de l’architecture (comme art ancien qui pour sa réception a toujours fait appel à l’usage autant voire plus qu’au recueillement de l’attention) à quoi il oppose la peinture et la poésie comme arts anciens du recueillement (non qu’ils soient indemnes de la mutation, bien au contraire: plutôt « liquidés » de l’intérieur par le geste dada).
On trouvera infra les extraits qui précisent ce que je ne fais ici qu’annoncer.
Deux remarques, cependant, avant ça:
Par opposition à la peinture, au tableau qui invite le spectateur (individuel) à la contemplation et au recueillement (que Benjamin caractérise par l' »abandon à ses associations »[1]), le cinéma, le film s’empare de la pensée du spectateur (collectif) et la guide. Mais qu’en est-il alors de la fiction romanesque qui a accompagné la culture bourgeoise tout au long de son histoire? N’y a-t-il pas chez Benjamin une inscription abusive dans la chronologie d’une différence dans les modes de réception qui se constate aussi bien dans la synchronie[2]? Ou bien faut-il plutôt interpréter à la lumière de l’analyse benjaminienne les différences qui séparent le récit filmique du récit textuel comme le véritable lieu de la rupture: présence réelle de l’image (d’où asservissement de l’imagination) et surtout inscription dans la réception d’une temporalité contrainte?
Ce qui repose la question activité / passivité. Ici, dans le moment saisi par Benjamin, la nouveauté se caractérise par le passage activité > passivité. Cependant, alors que l’analyse benjaminienne apparaît si pertinente à s’appliquer aux mutations induites par le numérique, c’est le mouvement inverse: passivité de la lecture livresque (de la réception d’un cours magistral, etc.) > activité, voire hyperactivité, qui semble caractériser ces dernières. La clef du paradoxe se trouve peut-être dans le texte de Benjamin lui-même: le spectateur de Benjamin est moins passif que distrait (ou dispersé, notion que connote plus fortement zerstreut, voire multi-attentionné) et s’il laisse le spectacle se dérouler devant lui, il ne cesse dans le même temps de l’évaluer:
« Le public est un examinateur … distrait. «
Cette activité évaluatrice plutôt qu’associative ou imaginative est bien ce que l’observation des usages comme l’imagerie cérébrale retrouvent comme caractéristique de la lecture sur le web par opposition à la lecture livresque. Si la notion de « culture de l’écran » fait bon marché de l’opposition passivité / activité qui sépare la réception des écrans télévisuels de l’usage des écrans numériques, on trouverait chez Benjamin les éléments d’une caractérisation plus précise des attitudes d’activité et de passivité et des modes d’attention qu’elles opèrent face aux productions culturelles, caractérisation qui permettrait de penser la continuité d’un processus à travers ces ruptures.
La reproduction mécanique de l’art change la réaction des masses envers l’art. L’attitude réactionnaire envers un Picasso se change en une attitude progressiste envers un film de Chaplin. (XII)
Dada (XVII)
Les dadaïstes s’appuyèrent beaucoup moins sur l’utilité mercantile de leurs œuvres que sur l’impropriété de celles-ci au recueillement contemplatif. Pour atteindre a cette impropriété, la dégradation préméditée de leur matériel ne fut pas leur moindre moyen. Leurs poèmes sont, comme disent les psychiatres allemands, des salades de mots, faites de tournures obscènes et de tous les déchets imaginables du langage. Il en est de même de leurs tableaux, sur lesquels ils ajustaient des boutons et des tickets. Ce qu’ils obtinrent par de pareils moyens, fut une impitoyable destruction de l’aura même de leurs créations, auxquelles ils appliquaient, avec les moyens de la production, la marque infamante de la reproduction. Il est impossible, devant un tableau d’Arp ou un poème d’August Stramm, de prendre le temps de se recueillir et d’apprécier comme en face d’une toile de Derain ou d’un poème de Rilke. Au recueillement qui, dans la déchéance de la bourgeoisie, devint un exercice de comportement asocial[3], s’oppose la distraction en tant qu’initiation à de nouveaux modes d’attitude sociale. Aussi, les manifestations dadaïstes assurèrent-elles une distraction fort véhémente en faisant de l’œuvre d’art le centre d’un scandale. Il s’agissait avant tout de satisfaire à cette exigence : provoquer un outrage public.
cinéma (XVII – XVIII)
Que l’on compare la toile sur laquelle se déroule le film à la toile du tableau ; l’image sur la première se transforme, mais non l’image sur la seconde. Cette dernière invite le spectateur à la contemplation. Devant elle, il peut s’abandonner à ses associations. Il ne le peut devant une prise de vue. À peine son œil l’a-t-elle saisi que déjà elle s’est métamorphosée. Elle ne saurait être fixée. Duhamel, qui déteste le film, mais non sans avoir saisi quelques éléments de sa structure, commente ainsi cette circonstance : Je ne peux déjà plus penser ce que je veux. Les images mouvantes se substituent à mes propres pensées.[4]
Duhamel voit dans le film un divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés, de créatures misérables, ahuris par leur besogne et leurs soucis…, un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées…, n’éveille au fond des cœurs aucune lumière, n’excite aucune espérance, sinon celle, ridicule d’être un jour « star » à Los-Angeles.[5]
architecture (XVIII))
On le voit, c’est au fond toujours la vieille plainte que les masses ne cherchent qu’à se distraire, alors que l’art exige le recueillement. C’est là un lieu commun. Reste à savoir s’il est apte à résoudre le problème. Celui qui se recueille devant l’œuvre d’art s’y plonge: il y pénètre comme ce peintre chinois qui disparut dans le pavillon peint sur le fond de son paysage. Par contre, la masse, de par sa distraction même, recueille l’œuvre d’art dans son sein, elle lui transmet son rythme de vie, elle l’embrasse de ses flots. L’architecture en est un exemple des plus saisissants. De tout temps elle offrit le prototype d’un art dont la réception réservée à la collectivité s’effectuait dans la distraction. Les lois de cette réception sont des plus révélatrices.
Les constructions architecturales sont l’objet d’un double mode de réception : l’usage et la perception, ou mieux encore : le toucher et la vue. On ne saurait juger exactement la réception de l’architecture en songeant au recueillement des voyageurs devant les édifices célèbres. Car il n’existe rien dans la perception tactile qui corresponde à ce qu’est la contemplation dans la perception optique. La réception tactile s’effectue moins par la voie de l’attention que par celle de l’habitude. En ce qui concerne l’architecture, l’habitude détermine dans une large mesure même la réception optique. Elle aussi, de par son essence, se produit bien moins dans une attention soutenue que dans une impression fortuite.
réception par la distraction (XVIII)
S’habituer, le distrait le peut aussi. Bien plus : ce n’est que lorsque nous surmontons certaines tâches dans la distraction que nous sommes sûrs de les résoudre par l’habitude. Au moyen de la distraction qu’il est à même de nous offrir, l’art établit à notre insu jusqu’à quel point de nouvelles taches de la perception sont devenues solubles. Et comme, pour l’individu isolé, la tentation subsiste toujours de se soustraire à de pareilles tâches, l’art saura s’attaquer aux plus difficiles et aux plus importantes toutes les fois qu’il pourra mobiliser des masses. Il le fait actuellement par le film. La réception dans la distraction, qui s’affirme avec une croissante intensité dans tous les domaines de l’art et représente le symptôme de profondes transformations de la perception, a trouvé dans le film son propre champ d’expérience. Le film s’avère ainsi l’objet actuellement le plus important de cette science de la perception que les Grecs avaient nommée l’esthétique.
Dans la version de 1939[6], la fin de ce dernier paragraphe est différente. La dernière phrase est remplacée par:
In seiner Chockwirkung kommt der Film dieser Rezeptionsform entgegen. Der Film drängt den Kultwert nicht nur dadurch zurück, daß er das Publikum in eine begutachtende Haltung bringt, sondern auch dadurch, daß die begutachtende Haltung im Kino Aufmerksamkeit nicht einschließt. Das Publikum ist ein Examinator, doch ein zerstreuter.[7]
En son effet choc, le film vient à la rencontre de ce mode de réception. Le film pousse la valeur cultuelle à l’arrière-plan non seulement en mettant le public en position d’évaluateur mais aussi en ce que la position d’évaluateur au cinéma n’implique pas l’attention. Le public est un examinateur, mais un examinateur distrait.
Où se croisent le thème de la distraction (de la perte de l’attention) et celui de la fin de l’expertise.
Je ne peux m’empêcher alors de penser aux films des Straub, aux longs panoramiques de Fortini, Cani en particulier, ou bien aussi au long plan final d’Au Travers des oliviers, d’Abbas Kiarostami, découvert chez Christian Fauré – dont toute la magnifique série « Shots that changed my life » invite à repenser la thèse de Benjamin, formulée avant la grande époque de la cinéphilie, qui peut s’interpréter comme la ré-injection dans le cinéma du recueillement – et de la figure de l’auteur.
avec des différences analogues quant aux valeurs, la lecture de roman étant dans le long temps de cette culture bourgeoise considérée peu légitime
L’archétype théologique de ce recueillement est la conscience d’être seul à seul avec son Dieu. Par cette conscience, à l’époque de splendeur de la bourgeoisie, s’est fortifiée la liberté de secouer la tutelle cléricale. À l’époque de sa déchéance, ce comportement pouvait favoriser la tendance latente à soustraire aux affaires de la communauté les forces puissantes que l’individu isolé mobilise dans sa fréquentation de Dieu.
Georges DUHAMEL, Scènes de la vie future, Paris, 1930, p. 52.
Georges DUHAMEL, op. cit., p. 58.
Modifié 1 fois. Dernière modification le 17/12/14 10:25 par OUTIS.