Une image emblématique
Je vais essayer de répondre à cette question
“Existe-t-il pour certains ici une image qu'ils auraient réalisé un jour et qui aurait marqué leur travail de photographe?
Une image qui nous a surpris, et qui a tout changé dans notre pratique et notre façon d'aborder ce qui nous entoure.“
Belle question, même en 20 ans de forum, toutes les questions n'ont pas été posées, je présume qu'il y en aura d'autres, de nouvelles questions pour les 20 prochaines années.
Je suis “né“ dans le labo d'un bromurier, avant de jouer aux cartes, je jouais avec des tirages bromures au format 10x15, avec une prédilection pour les images très graphiques, des détails de chapiteau roman ou des moulures de colonne, en noir et blanc, sujets pour lesquels j'ai conservé un attachement constant, peut-être un premier cap.
Une image, c'est facile, nous les fréquentons quotidiennement ces images, le flux d'images nous abreuve chaque jour, chaque instant, mais ce n'est pas une photographie, seulement, peut-être ou sans doute le résultat d'une photographie, on va donc s'intéresser à l'aval sans se préoccuper de l'amont, c'est la nature de cette question …
Emblématique, c'est plus compliqué, la valeur symbolique de l'emblème, son encrage dans l'histoire et dans les institutions, le maroquin du Ministre, le bâton du Maréchal, le sceptre du Roi, l'épée de l'Académicien, tout cela me semble très loin de l'univers d'un photographe, et plus encore de mon univers.
Pour ma démarche personnelle, mon travail, ce que je laisse au vaste monde, je tiens à une lecture continue de l'histoire, à l'opposé de la lecture discontinue, faite d'évènements remarquables autour desquels on forge une histoire. Pour cette lecture continue, de mes photographies et de la vie, j'intègre l'acte photographique dans ses moindres détails, du transport des valises à la mise en page du livre, tous ces éléments sont une pierre à l'édifice, je n'en choisirais pas, c'est un ensemble, les marches d'un escalier, les pas du chemin, la théorie des points rouges chère aux agences ne m'intéresse pas, c'est un truc de marchand.
Pour ce travail, sur de longues années, éditeurs, agences, clients, ont tous fait leur choix, tous ont eu leurs images préférées, mais voilà, cela ne me concerne pas beaucoup, je suis comme le boulanger, mes pains quotidien, sortis du four, m'apportent tous ce que je recherche dans ce métier.
Et si par hasard, je tentais de trouver une image qui m'aurait donné un cap de façon décisive, je dirais plutôt que mes changements, viennent plutôt de livres, pour le récit, de bandes dessinées, pour le cadrage, de groupes de rock, pour l'acharnement au travail, ou de lieux, pour le documentaire de terrain, de personnes, pour leurs remarques pertinentes, ou de la somme de ces influences tout simplement.
Je vois plus la notion de cap, nouveau ou pas, de direction, à travers des expériences nouvelles, plutôt que par la confrontation avec mon propre travail, ce qui pourrait être qualifié d'expérience, mais je ne retiendrais pas ce point, on peut dire que les deux sont liés, l'un fabriquant l'autre.
Imaginons que je joue le jeu et que je recherche à tout prix cette image ou ces images, que je demande à d'autres de m'aider dans cette tache impossible. Je croise un psychiatre, un archéologue, un conservateur de musée, un amateur d'art, un archiviste, un graphiste, un confrère, un iconoclaste, et les laisse discuter autour d'une table à fouiner dans des Ektas et des bouquins, la discussion sera longue, chaotique et nous quitterons les lieux de ces conversations sans avoir de réponse déterminante.
Imaginons, qu'au lieu d'ergoter sur “emblématique“, on parle de figer une partie du temps et de parler d'un avant et un après, une singularité dans notre continuité.
Pour les lieux, j'ai beaucoup fréquenté les lieux, une sorte de métier, fréquenteur de lieux, et deux ou trois d'entre eux, dont j'ai gardé un souvenir précis, m'ont beaucoup appris, Fountain, Salagon, Fontenay ...
Pour l'Angleterre, dans mon travail documentaire, j'ai toujours eu pour habitude de travailler par ce que l'on appelle du “beau temps“, concept étrange, mais j'image que vous cerner ce que l'on appelle “beau temps“, bien sûr en Angleterre, ce principe est mis à rude épreuve, pour deux raisons, difficile et coûteux d'attendre le “beau temps“, et d'autre part cela ne documente ni l'esprit du climat du pays, ni celui de ces habitants. J'ai donc repris pour mon travail le principe Anglais, “Ce n'est pas la météo qui décide de notre emploi du temps“ et je ne suis plus inquiété du temps qu'il fait, juste adapter son regard au lieu et sa météo, une sorte de changement … Un souvenir à l'Abbaye de Fountain, une gigantesque Abbaye en ruine, merci Henri VIII, le célèbre Barbe Bleue, dans un parc “à l'Anglaise“, sujet parfait. Mon commanditaire voulait, entre autre, du 8x10, pour les doubles, et donc me voilà au milieu des ruines, avec pour tout véhicule un diable, et 3 formats de machine, 6x6, 4x5, 8x10, je faites jamais cela, trois formats c'est trop, et j'ai pu travailler à l'Anglaise, vent, soleil, orage, grêle, vent, soleil, orage, grêle, vent, soleil, orage, grêle, la journée a proposé une belle palette, et j'ai pu mettre en œuvre cette belle pratique qui se propose de travailler quelque soit le temps. En fait tout s'est très bien passé, mon éditeur a fait quelques pages dont plusieurs doubles, mais au retour, après douze heures de boulot à courir en tout sens, poussant tirant mon diable bien chargé sur le chemin qui me ramenait vers mon auto, la météo s'est ri de moi en déversant un dernier orage de grêle qui m'a trempé jusqu'aux os, un humour bien britannique sans aucun doute. Le bain très chaud que j'ai pris ensuite à l'hôtel du “Horse In“ m'a permis de survivre à cette météo typique du Yorkshire. Mais le cap était pris, le parti pris de se moquer de cette météo moqueuse …
Pour Salagon, autre chose, une église romane et les vitraux d'Aurélie Nemours, vitraux monochrome, rouge sélénium, Wratten No25, Lampe de Sanctuaire, utilisé également pour les feux des signaux des lignes de chemin de fer, un rouge profond, ambiance labo, mais un truc inphotographiable, une belle occasion de changer de cap, une très bonne journée. La constante de ce rouge, c'est le signe, le signal, un monde à part, un vrai sujet photographique, avec la contrainte du livre. Ce travail documentaire sur une ambiance inphotographiable, doit être imprimable, en offset avec seulement quatre couleurs … La contrainte de porter l'inphotographiable vers la presse offset est une sorte de tournant particulier, quelques pas sur le chemin.
Pour Fontenay, il s'agit de l'Abbaye, en fait, non, juste du cloitre, un vrai cap, une expérience, une découverte. J'ai un côté activiste, sans doute à tort, mais peu importe, parfois je vais trop vite, et comme je connais parfaitement ce travers, j'ai trouvé une méthode, mise en pratique à Fontenay, quatre journées, du lever du jour au couché du soleil, le 21 mars, le 21 juin, le 21 septembre et le 21 décembre, l'idée étant de cerner la lumière dans ses quatre moments extrêmes, juste en observant, pas de camera, juste un simple spotmètre, pour concrétiser quelques observations et beaucoup d'observations plus générales et interdiction de sortir du cloitre, observer chaque changement, chaque détail et en intégrer la palette. Marcher dans les pas de l'Abbé et attendre le jeu du théâtre du jour, observer l'écoulement du temps, cette fausse continuité ... Un fameux cap, ces quatre jours, même en tournant en carré, on peut trouver son chemin, et le cloitre est un bon terrain pour cela, il symbolise la vie et le vaste monde, en un espace clos.
Allons un peu plus loin ...
Imaginons que je prenne sur moi et que je réponde à tout prix à cette question … L'image du tournant, l'image du cap, en fait je crois que je ne l'ai pas faite, les photographies emblématiques d'une démarche, celles qui marquent un tournant sont aussi celles que l'on ne fait pas. On ne les fait pas en marquant le temps, en laissant le sujet se dérouler sans rien faire, pour le plaisir d'observer, d'essayer de comprendre. Celles que l'on ne fait pas par refus de les faire, les commanditaires ont parfois des demandes qu'il ne faut pas suivre, dire non est un cap emblématique, il y a tellement de oui, que quelques non seront toujours salutaires. Celles que l'on imagine pour ne jamais les faire, mais qui restent bien présentes et que l'on croise sans les faire. Celles que l'on voit sans réussir à les fixer, dans l'attente d'un moment idéal qui ne viendra pas. Celles que l'on voudrait faire mais qui restent sous forme de simple souhait, une sorte de suspension du temps. Celles que l'on rate tout simplement, celles que l'on imagine et qui attendent leur heure.
Prendre un virage et marquer la pierre qui a permis le virage, qui a permis de tenir le cap, compliqué tout cela … Alors une question, quand sait-on que l'on change de cap ? en regardant en arrière, que sait-on de cet élément qui nous permet de changer ou de garder le cap de façon déterminante, on enchaine les suppositions évidentes, mais le déclic vient peut-être de l'extérieur, d'un élément oublié, d'une simple lecture ou d'une réflexion inattendue de notre concierge, ou d'un propos de bar, c'est un peu comme pour un virus, où l'a-t-on chopé, avec qui, pourquoi, comment et quand, débobiner le fil semble complexe, de là à impliquer une image que l'on aurait produit …
Je reviens sur cette fameuse image, je vous propose un travail en cours, ce sont sans doute mes dernières images, pour le moment bien sûr, le projet XB33, un reportage sur une exoplanète, la planète XB33 qui se situe à 33 années-lumière de notre planète, ces images bien présentes en mon esprit, sont sans doute en train de fabriquer mes prochaines photographies, se fixer un cap et le garder, le marquer, cela colle assez bien avec pointer son objectif sur une exoplanète, raconter l'exoplanète, un vaste chemin. Ou bien ce sont ces images que je ferais demain, ou que je placerais dans un cadre bien différent. Un cadre différent, différent du livre, de l'expo, peut lui aussi devenir un jalon que l'on saurait pointer, mais qui a décidé de mon cap, qui serait le facteur déterminant. Changer de cadre, veut-il dire changer de cap, le cadre fait-il le chemin, par cadre j'entends la présentation, comme je suis attiré par les Arts-Décoratifs, mon cadre change. Que dire de mon cap et de ses évolutions, quel bras de levier fera le travail, je ne sais, sans doute une foule d'évènements qui n'ont rien à voir avec la photographie, de la valise de la chambre au tirage des cimaises, non surement pas, plutôt le maitre mot de la modernité , l'interdépendance, nul n'y échappe, même pas les productions graphiques.
Entre les photographies que je n'ai pas faites, celle que j'aurais dû faire, celle que l'on me demandait de faire, celle que l'on me demandait de ne pas faire, celles que j'ai pu faire, elles sont toutes là, pour me faire garder les pas dans mon chemin, rien d'emblématique, juste avancer chaque jour, à chaque photographie, chaque image, une multitude de pas qui font un chemin, une multitude de pains qui font un boulanger ...
Saluts à vous tout·e·s ...