Bonjour à tous
Je prolonge le fil du compte-rendu en prenant mon tour de rôle, un peu comme au Bureau des guides. Une fois de plus dans le groupe des retardataires, mais la nuit du retour a été plutôt longue et ce début de semaine déjà bien occupé. J'en profite pour renouveler mes remerciements à Alain, rencontré à l'occasion de ce covoiturage sympathique. J'ai pu regagner mon véhicule par la passerelle de l'aire de Nemours, en théorie fermée à cette heure tardive ... mais par bonheur le personnel du restaurant avait un peu de retard sur la fin du service.
Avec Alain et Marc, nous étions donc trois franciliens (75/77/78) à mettre le cap vers le Grand Est pour tenter de relever le défi de l'invitation lancée aux douze millions d'habitants de l'agglomération par les collègues de la frontière.
La barre était donc placée très haut mais nous avons néanmoins fait le maximum pour honorer nos territoires. Parisiens - têtes de chiens pour reprendre la formule connue une fois passé le périphérique, mais ce n'était pas une raison suffisante pour se laisser aller au découragement. Le refuge retenu était bien situé rue du Paradis, adresse à ne pas confondre avec celle d'un célèbre distributeur parisien des années 1970.
Marcel, qu'il faut remercier ici chaleureusement pour son initiative, avait très bien fait les choses, dans le calme et la bonne humeur, deux qualités essentielles pour maintenir la cohésion des cordées qui cheminaient sur des terrains variables, alors que la journée filait, échangeant parfois des partenaires sur des vires précaires pour alimenter de nouveaux sujets de discussions. Les sacs étaient bien remplis et le matériel abondant. Il y en avait sans doute un peu trop, comme souvent, car la progression était lente. La corde tirait un peu entre les véloces du Rollei-Bi, véritables bi-athlètes qui passaient l'hiver dans des villages reculés du Jura sur des planches rudimentaires en poussant sur les bâtons et les adeptes de la "chambre de montagne" sur tripode en bois d’arbre, nettement plus contemplatifs. Les vieux guides avaient l'habitude de dire qu'il fallait être rapide dans le terrain moyen mais les participants adoraient faire durer le plaisir sur ces parcours de liaison et l'ecclectisme du groupe n'arrangeait pas les choses. Les échanges étaient soutenus, allant de la techonologie pragmatique à la philosophie la plus sophistiquée (salutations amicales à JCM avec qui j'ai partagé la table et une longue discussion sur le NOIR, problématique essentielle, sans solution unique et donc passionnante), en passant par le rayon des accessoires qui font souvent la différence sur le terrain. Le vélo, utilisé par l'élite des grimpeurs de l'entre-deux-guerres pour rallier leurs faces nord favorites, venait parfois au secours de la photographie GF en proposant des solutions originales pour le transport du matériel, mais seul le talent des plus aguerris les autorisait à descendre des cols à vive allure sur ces montures capricieuses. Que dire d'Alfred (Stieglitz) qui avait entrevu le déclin de la photographie dans les années 1880 face à l'engouement soudain pour la bicyclette ?
L'argent était au cœur des discussions, il en fallait pour maintenir ce niveau de pratique mais sa conservation restait délicate et le spectre de l'oxydation foudroyante était bien présent dans les esprits, quelque chose comme la terreur des Monts Maudits au petit âge glaciaire lorsque la langue des glaciers broyait des fermes dans les hautes vallées du Faucigny. Certains imaginaient déjà un système alternatif fait de pigments savamment déposés par des machines sur des papiers à forte valeur ajoutée qui imitaient la monnaie traditionnelle, mais la comparaison visuelle et le toucher n'étaient pas réellement convaincants. Le débat était vif, un peu comme à l’époque des premières chaussures de montagne à coque plastique qui malmenaient le monopole des Galibiers et autres Super Guide, ces dernières se chargeant, à leur tour, de martyriser les pieds de leurs possesseurs occasionnels en poussant le supplice au-delà des limites du raisonnable.
Alors que le soleil tombait, nous avions une dernière longueur à parcourir, « à vaches » pour les locaux mais franchement impressionnante pour les monchus franciliens. Marcel nous attacha au bout de sa corde et nous fit descendre un à un au fond d'un dièdre obscur qui aurait fait une excellente chambre noire ou encore un sténopé géant avec quelques aménagement complémentaires, mais il était déjà très tard et nous étions, par ailleurs, trop éloignés de Graçay pour espérer faire homologuer ce dispositif dans la charte plutôt pointilleuse de Galerie-Photo. Avec le regard aiguisé qui caractérise les vrais montagnards, Marcel avait repéré deux jeunes campeuses dans une clairière bien dégagée. Il se décida à sortir sa Shen-Hao 8x 10' pour faire le dernier Ektachrome (type B) qui lui restait dans son sac, un modèle du genre en termes de compacité. Pour le développement, un des monchus avait proposé de le déposer chez Grenier Natkin dans la semaine qui suivait. Nous étions en 1961 et le terme "Jobo" n'était encore qu'un borborygme inaudible. Notre leader assurait toujours d'une main agile, laissant filer la lourde corde en chanvre tout en peaufinant avec l'autre main sa mise au point sur le verre dépoli. Emmanuel, qui attendait son tour sur ce bloc inconfortable en essayant vainement de libérer le dos Polaroid bloqué dans son Arca pas totalement suisse, lui indiqua l'hyperfocale de son optique pour l'ouverture optimale ainsi que le temps de pose estimé - au quart de diaph et sans cellule - malmenant ainsi la légende d'AA avec le fameux lever de lune pris au Nouveau Mexique en 1941. Bien involontairement, il venait de créer un nouveau mythe photographique et la légende de Saint Emmanuel allait bientôt s'installer durablement le long des crêtes du Jura, malgré l'énergie déployée par les plombiers strasbourgeois dans la tuyauterie du oueb, un demi-siècle plus tard, pour tenter de réhabiliter ce sympathique californien (salut amical à Bernard déjà impliqué dans notre débat sur le NOIR avec JCM).
En chargeant son châssis, Marcel marqua un temps d'arrêt pour admirer le superbe soufflet qu'il avait fabriqué avec l’idée de pallier la faiblesse des modèles commerciaux, par ailleurs fort onéreux. Le doublage en tissus était encore perfectible mais on progressait.
Cette fin de journée nous réserva un superbe coucher de soleil et après un dernier bavardage sur le parking, nous nous décidâmes à prendre la route pour regagner la grande ville. Sur l'autoroute, les conversations allaient bon train (façon de parler car il était impossible d'envisager un AR en train ce jour là) avec Marc et Alain. Entre Beaune et Avallon, nous eûmes le temps de passer en revue tous les châssis d'agrandisseurs du XX e siècle sans néanmoins parvenir à dégager un modèle recommandable.
Marcel, une fois de plus merci !!!!!
Salutations amicales à tous
JP
Ps : ceci n'est pas un compte-rendu, toute ressemblance avec des personnages ou des événements ayant existé ce dimanche de mai 1961 ne peut être que fortuite.
Le lien évoqué avec le livre mentionné plus haut : [
www.carhartt-wip.com]