Comme je l'ai dit, ma contribution sue "La scène du crime" a été amputée de son tiers terminal et donc de le thèse qu'elle tentait d'établir. Per thèse il ne faut pas entendre énoncé d'une vérité mais au contraire l'énoncé d'une position qui par conséquent prête à discussion. Ce qui a été le cas puisque Martin Becka et Carlos Barrientos ont posé les questions qui allait au fond. les questions posées et les réponses données par Camille Bonnefoi et moi-même perdent largement de leur impact, faute d'un énoncé claire de thèse en question et de sa nature disons intempestive.
Aussi pour remédier à cette absence, je me permets de vous proposer un texte qui résume cette thèse, remaniée à l'occasion dans un sens plus philosophique et moins folklorique qu'elle l'avait été à Craça!s, mais Craçais était une réunion amicale et autorisait sans doute une présentation plus ludique que nécessaire. Cette version est celle qui à servi de fil à mon exposé de "la Scène du Crime"au Musée Nièpce, et à ce que sera ma présentation à l'Université d'Urbino, à l'auromne.
Je souhaite bien évidemment que ce texte très largement provocateur soulèVe les questions qu'il appelle, je prendrai la peine d'y répondre.
La Scène du Crime.
En nous référant à Walter Benjamin et à sa « scène du crime », Atget et sa distanciation du réel, ainsi qu’ à Baudrillard, et son « crime parfait », la disparition du réel, nous nous proposons d’interroger les notions de « photographie émergente », ou contemporaine, celle de « réalité virtuelle » ou de« réalité augmentée ». Ces expressions de la « novlangue » constituent une véritable « verneinung » dénégation (Freud). Ils disent une chose pour mieux refouler son contraire.
Nous montrons donc que la photographie émergente, n’est pas une commencement, mais une fin, en cela, elle participe de « la technique comme achèvement de la métaphysique » (Heidegger).
Une conception mathématique du réel s’est imposée aux grecs à partir de Pythagore et Platon, un modèle mathématique d’abord géométrique, l’Idée est la matrice des objets Icones, qui par imitation produisent le monde des Simulacres. Cette conception reste encore étroitement liée au concept de monde ; au cosmos, au couple Aletheia/Pseudos, le Vrai/le Semblant ; ce qui se montre, ce qui se cache ; à la nécessité de penser les hommes dans leur finitude, limités qu’ils sont par les monde des Dieux.
Le « tournant romain » (Heidegger) est contemporain de la « fuite des dieux » (Plutarqu(e, de la « mort du Grand Pan. Le cosmos devient « realitas » soumise à l’Imperium. Commence alors la réalité « carnaval/cannibale » (Baudrillard), L’Aletheia/Pseudos, fait place à la Veritas/Falsum, falsum désignant le piège qui fait tomber l’adversaire, l’Imperium se donnant comme objectif politique de toujours repousser les limites.
Ce passage à la limite du monde à l’im-monde (Gérard Granel) se réalisera avec l’invention de la perspective avec Brunelleschi, premier prototype de l’Ingénieur. Il invente la perspective et ainsi fait de la peinture une science, de même qu’il conçoit les mathématiques comme pratique, moyen par exemple de résoudre les problèmes posés à un architecte ; la construction de la coupole de Santa Maria del Fiore, par exemple. Nul n’ignore ici la place qu’a occupé Urbino dans cette révolution avec le cercle des Montefeltre, le mathématicien Luca de Pacioli inventeur de la comptabilité et de la Divine Proportion, Piero della Francesca. « La Cité Idéale », n’est-elle pas la première « scène du crime ». Le sujet n’est plus présent qu’au point de ligne de fuite pour disparaître dans la porte entrouverte du baptistère. Cette invention de la perspective géométrique se matérialisera dans la « camera obscura » qui reste le modèle de toutes les machines à photographier analogiques ou dialogiques. Enfin cette vision mathématique du monde sera celle de Galilée créateur de la science moderne ; « la nature est un grand livre ouvert devant nos yeux, il est écrit en langage mathématique, en cercles, carrés figures géométriques de toute forme ».
Descartes conduira la science au-delà de ses limites, par l’invention de la géométrie analytique. Tout problème désormais pourra être résolu par le calcul, et la calculabilité ne connaît pas de limites, elle s’ouvre sur l’infini. « L’homme peut devenir comme le maître et possesseur de la nature ». Descartes est réellement le penseur du « Tout Numérique » et comme le dit Benjamin il inaugure « une Nouvelle Barbarie », positive celle là qui consiste à faire table rase du passé, « à devenir pauvre en expérience ». Ce geste d’une pensée émergente, comme si elle n’était précédée par rien, est précisément le geste de cette émergence d’une technique qui ne s’autorise que d’elle même, qui prétend définir une réalité augmentée, c’est-à-dire virtuelle, «un monde sans cachette », qui n’est que l’ombre d’une réalité disparue, l’ombre d’un monde épuisé, exploité, complètement « cannibalisé ». Le crime est parfait et Baudrillard peut se poser la question « Pourquoi y-a-t-il rien plutôt que quelque chose ? ».
L’histoire de la photographie peut témoigner de cette transformation du monde en im-monde.
Benjamin en a été le contemporain et l’analyste. La photographie primitive celle de Hill, Bayard, Cameron, participait encore du « sacré » et du mythe. L « aura » entoure l’œuvre d ‘art de mystère, proche elle est néanmoins lointaine, elle se donne et se tient en retrait, ici et maintenant elle a l’autorité de la chose, elle oblige à lever les yeux. Objet d’un culte, elle a une valeur quasi religieuse. Le progrès des techniques, vers des possibilités accrues de reproduction, va conduire à un déclin de l’aura, à une exposition, à une multiplication toujours plus grande des images, à leur marchandisation, à une perte de l’ « aura ». Et pourtant ce sont les marchands, Disdéri, qui s’attribueront le titre d’artiste. Malgré l’impasse du pictorialisme, la photographie ne pourra retrouver son aura. Son avenir est la photographie « moderne », celle d’Atget, d’August Sander, de Rodtchenko. Une photographie qui comme le fait Atget montre la « scène du crime », non plus montrer ce qui est pittoresque, remarquable, mais les indices du crime, d’une réalité en disparition. La photographie ainsi nous rend le monde étranger pour en prendre conscience et politiquement le transformer.
Benjamin a sans aucun doute pu mesurer combien les totalitarismes ont su utiliser les images non pas dans un sens libérateur mais de propagande et d’assujettissement à la fois dans un « national esthétisme » et dans « réalisme socialisme ». Aussi dans l’un de ses derniers texte se représente-t-il le progrès, comme le vent de l’histoire qui pousse au milieu d’une accumulation de ruines, l’Angelus Novus, (Paul Klee) à reculons, dans un avenir qu’il ne saurait voir.
Un monde qui derrière ses écrans fait table rase du passé, et qui ne voyant pas plus loin que ses écrans se refuse de voir au delà de l’instant présent la catastrophe qui se prépare, n’est-ce pas la définition du « contemporain ». Disparition de la réalité réduite à rien par un cannibalisme mené à son terme, par épuisement des stocks, arraisonnement des individus au lois du marché et au cyberespace, substitution à la réalité en voie de disparition d’une réalité dite augmentée, mais qui n’est que virtuelle, simulée par des intelligences artificielles mais où tout est possible dans un monde de ssemblant et de stimulations qui transforme les sujets épars en supports d’effets spéciaux.
Cette phase d’épuisement est la marque de la fin de l’Histoire. Fin de l’histoire de l’art que Hegel avait déjà conçue comme produite par l’immatérialité des œuvres. Fin de l’histoire de la philosophie programmée par les penseurs de la déconstruction, fin même du progrès technique qui arrive au terme de son processus de numérisation. Bien sûr il reste l’évènementiel, mais plus rien ne peut nous arriver, même si l’histoire n’en finit pas de finir, sous le masque d’un progrès technologique qui n’est qu’une obsolescence programmée des prothèses, téléphones aux applications multipliées, tablettes et écrans divers, que l’industrie informatique nous fabrique.
Pour Kojève lecteur de Hegel, la fin de l’histoire résulte de la réalisation de l’ Etat Universel. On peut douter qu’un tel Etat soit réalisé, mais la mondialisation a imposé cette universalité sous la forme d’une par économie de marché qui impose un modèle universel de production et de consommation qui réduit l’homme selon Kojève à l’animalité c’est-à-dire à la simple satisfaction de besoins biologiques, ou de besoins artificiellement créés par le marché. En effet selon Kojeve l’homme ne peut accéder à l’humanité que par des conduites négatives qui nient et dépassent son animalité. L’homme de la réalité augmentée est ainsi devenu comme l’animal un être « pauvre en monde » réduit à vivre dans l’instantanéité des stimuli réponses qui ouvrent la voie à tous les conditionnements, et toutes les servitudes volontaires.
Toutefois dans une note de la seconde édition de son ouvrage « Introduction à la Lecture de Hegel », et après un voyage au Japon, Kojève découvre une alternative à cette animalité post historique dans ce qu’il appellera le « snobisme », pratique du suicide rituel (Mishima) ou rituel extravagant de la cérémonie du thé, le Théâtre Nô, l'art des bouquets de fleurs. Sans doute s’il avait pu prendre connaissance de la politique moderne (il est mort en 1968) aurait-il vu dans le terrorisme, une nouvelle forme de l’activité kamikaze et dans le « tribalisme » la forme ultime de résistance à l’Universel de la mondialisation.
Le « snobisme » selon Kojève, comme le refus de participer à un devenir moyen, médiocre pourrait s’appliquer à ces formes de résistance qui en photogrophie résistent à la dématérialion actuelle de l’art.
La photographie a toujours donné une place prépondérante aux amateurs, à ces originaux comme Niépce, ou Talbot qui était un authentique snob, Bayard ,Hill, Julia Cameron au fort tempérament aristocratique. Sans compter ces autres snobs que furent Sieglitz, Demachy et les cercles pictorialistes mondains.
Peut-être que le mouvement Lomo, le retour à des pratiques anciennes et pauvres, conservatrices de techniques primitives ; sténopé, camera povera, collodion, tirages aux sels de fer ; cyanotypes et tirage platine participent-ils d’un mouvement snob qui sait utiliser les réseaux sociaux avec formation de groupes internationaux riches en expériences.
Ces mouvements sont en continuité avec une longue tradition antiautoritaire et conservatrice. « Tout ce qui n’est pas conservateur est réactionnaire » Annah Arendt ; « I would prefer not to » Bartleby ; La Boétie et De la Servitude Volontaire, on peut se soumettre à un autorité sans pour autant vouloir la servir et l’aimer, l’anarchisme conservateur de Georges Orwell, la recommandation enfin que nous donne Brecht au futur habitant des villes :
« Efface tes traces »
celle de Gérard Granel :
« Attention, tenez-vous éloignés des quais, fermeture automatique des portes ».
Jean-Claude Mougin
Heidegger : « Qu’est-ce que la technique ? »
Benjamin : « La petite histoire de la photographie »,
« Expérience et Pauvreté
Kojève : « Introduction à la lecture de Hegel »