La photographie de petit format
Manifeste pour une photographie par immersion
Concentrez l’image, réduisez sa surface, vous y gagnerez en intimité, en profondeur, en vérité. Cette recommandation pourrait s’autoriser de cette affirmation de Cézanne selon laquelle « on peut modifier, parer, bichonner la surface, on ne peut toucher à la profondeur sans toucher à la vérité. »
Les images contemporaines, dites « émergentes », « alternatives », s’attribuent ainsi des qualificatifs qui affirment de façon quelque peu pompeuse, leur extrême nouveauté, voire leur caractère révolutionnaire. De fait une fois passé le choc de la nouveauté, une sorte de nouvel académisme s’est installé dans le domaine de la production photographique : images surdimensionnées, réalisées à partir de fichiers numériques à l’existence virtuelle, et matérialisés par des procédés à haute technologie ; impression, présentation « Diasec », qui ne peuvent être produits qu’industriellement. L’image numérique est devenue dominante et envahit le champ social, celui du marché de l’art celui de la consommation et de la production de chacun.
L’image primitive avait ce caractère de vérité d’être « l’apparition unique d’un lointain si proche soit-il ». Elle avait une « aura ». Son être venait de son apparaître, et dans son dévoilement quelque chose en elle demeurait celé. Cette dimension de secret touchait à sa profondeur, mais aussi à la matérialité de l’œuvre, qui était la troisième dimension d’une image dont on ne percevait au premier abord que la platitude. On sent bien ici ou là quelque nostalgie de ces images anciennes, au point qu’on assiste par exemple à un retour très surprenant d’une pratique du collodion humide qui a pour principal mérite de ne dépendre d’aucune production industrielle. De même certains photographes de renom comme Bernard Plossu, proposent dans leurs expositions des tirages quasi minuscules. Récemment on a vu naître des mouvements « slow », « slow food », « slow internet » ; peut-être verrons nous prochainement apparaître un mouvement « small » en photographie.
La miniature et le monumental
D’un point de vue esthétique, à une politique de l’illimité, du toujours plus grand, toujours plus gros, slogan d’une civilisation devenue obèse, s’oppose la résistance solitaire des gens de peu, des oubliés du progrès, mais aussi celle de ces solitaires, de ces quelques rebelles qui refusant le loi dominante, se mettent au ban selon ‘expression d’ Agamben et s’obstinent au retour arrière .Faire le choix du petit format, c’est refuser l’Image extralarge et inframince, qui n’a d’épaisseur que celle du plexi qui la recouvre et dont on ne peut que bichonner la surface de peur qu’elle ne se raye, c’est choisir l’image qui voyage, nomadise, plutôt que celle qui intransportable ne quittera guère la réserve obscure du musée, et qui quasiment jamais ne verra le jour de peur qu’elle ne vienne à pâlir, puis à disparaître. Combien de photos couleurs dorment-t-elles ainsi dans les congélateurs de Rochester, momifiées par le froid pour assurer leur conservation, et qui ne seront jamais vues ?
Choisir l’image small, c’est choisir une image précieuse, douce, presque affectueuse, comme ces miniatures, ces portraits en réduction des être aimés que l’on portait jadis précieusement enchâssés dans un médaillon d’or finement ciselé, parfois dissimulés dans le chaton d’une bague. On pense bien sûr aux enluminures des manuscrits du Moyen-âge qui accompagnaient et embellissaient la méditation de l’anachorète, aux miniatures persanes qui faisaient le bonheur de princes orientaux et dans lesquelles selon Youssef Ishaghpour « le monde se révèle, dans la lumière être paradisiaque : un jardin, selon l’ancien archétype du paradis selon les anciens perses. Et ce jardin se trouve partout… c’est le monde dans tous ses aspects qui devient un immense jardin ».
Cette opposition du monumental et de la miniature est une constante de l’esthétique. L’histoire de l’art comme l’a montré Hegel commence par le Monumental, par l’Architecture, par l’Art du et pour le Pouvoir. Tout commence avec la Pyramide, le Tombeau, et dans le tombeau la multiplication des shaouabtis indéfiniment clonés et alignés comme sur une photo de Gursky. On la retrouve bien sûr, dans l’art chrétien. C’est le Christ Pancrator de Cefalu, image majuscule, qui du haut de la voute dont il occupe tout l’espace porte sur nous son regard terrible de Grand Inquisiteur, alors que son index censé apporter l’onction nous accuse.
Au contraire de ce Christ en gloire, celui d’Andreï Roublev, divine icône que l’on peut toucher, baiser est si proche de nous par ses dimensions que l’onctuosité de ses couleurs infiniment nous touche et nous bouleverse. Sa mandorle de gloire s’inscrit dans l’emboîtement de deux carrés qui comme le ferait une toile suprématiste de Malévitch nous invite à la méditation, à entrer dans l’image pour y rencontrer le regard non pas soupçonneux d’un dieu vengeur, mais celui compatissant d’un homme interrogatif et infiniment proche. Cette image du Christ nous invite enfin à cette autre introspection qui est celle de l’âme conduite a plus d’élévation, car telle est la fonction anagogique de l’icone selon Nicéphore l’Icodule ; élever l’âme jusqu’à Dieu dans un cheminement angélique et mystique et non asservir la créature à la Loi.
Le Monumental effraie écrase et finalement asservit alors que la Miniature nous ravit, nous élève et libère. Ces enjeux ne sont donc pas nouveaux et traversent tout aussi bien l’esthétique de la peinture que les pratiques de la photographie dans son histoire et dans ses enjeux contemporains.
Il est connu que Fox Talbot a obtenu ses premières images négatives à l’aide de toutes petites chambres que sa femme appelait les petites souricières et grâce auxquelles il obtint « des images d’une rare perfection mais extrêmement petites, dignes d’un artiste lilliputien ». A sa suite, les calotypistes n’ont obtenu des images que par contact et elles étaient donc limitées par la taille des chambres utilisées. Les usages de la photographie sont alors privés, limités au portrait, au souvenir de vacances, au pittoresque qui nous attend au coin de la rue, à l’exploration et à la connaissance des mondes lointains et exotiques. Le support privilégié en est l’album tiré en nombre limité d’exemplaires, et les portraits qui comme pour les daguerréotypes sont parfois précieusement enchâssés dans un emboîtage de cuir où bien alors rangés comme le seront les cartes de visites dans de riches albums recouverts de velours avec des fermoirs de cuivre. La photographie n’accède pas encore ou si peu à le forme tableau selon l’heureuse expression de Jean-François Chevrier, qui sera la forme quelle obtiendra lorsqu’elle sera reconnue comme œuvre d’art, et donc digne du mur, celui du salon bourgeois, de la galerie, du musée. Le plus souvent cela suppose son agrandissement, même si ce n’est pas toujours le cas, et donc des processus de reproductibilité technique de plus en plus sophistiqués.
Les thèses de Benjamin sur la photographie à l’âge de sa reproductibilité technique sont connues ; perte de l’aura, de l’unicité de l’œuvre et des rituels qui lui étaient attachés, pour faire place à une production proliférante des images tout en assurant une circulation toujours plus grande et une exposition de plus en plus envahissante. Mais il pensait qu’après Atget, qui selon lui avait su photographier la scène du crime, la photographie allait pouvoir politiser l’art. Le résultat fut au contraire une esthétisation de la politique par manipulation des images et des masses ; ce fut d’abord l’agrandissement des images dans un but publicitaire, puis les grands panneaux rétro éclairés, comme le sont aujourd’hui les images de nos APN, de nos téléviseurs à écrans plats et surdimensionnés, images qui aussitôt prises ou montrées sont consommées puis oubliées ou jetées ; ce sont ces publicités lumineuses, qui nous dit Kracaeur s’élèvent dans un ciel où il n’y a plus d’anges ; ce sera enfin l’utilisation massive des images fixes et en mouvement, par des démons aux chemises brunes ou rouges, comme moyen de propagande en attendant l’omniprésence et l’omnipuissance du Marché, qui sait parfaitement contrôler la circulation des images par des appareils idéologiques qu’il possède. Toute valeur y compris celle de l’art va se réduire à la formule que lui donnait Marx et qui est sa valeur d’échange, MAM, marchandise argent marchandise ; l’argent étant l’équivalent général devient alors la valeur des valeurs. Ne parle-t-on pas d’un marché de l’Art qui fixe la valeur d’une œuvre non pas à son épaisseur ou à sa profondeur qui peut être dite infra mince, mais à sa surface en mètres carrés, et bien sûr à son prix. C’est ainsi que dès les années 80 on voit des techniques et des procédés de reproduction publicitaire des images utilisés par des artistes. Ainsi Stephen Shore ouvre la voie en 1976 au Moma avec son exposition Signs of life qui utilise de grands panneaux rétro éclairés. Selon Olivier Lugon, à qui l’on doit un excellent article sur le sujet Avant le forme tableau dans les Etudes Photographiques, Mai 2010 : il s’agit de faire entrer au musée une image émanant de la rue commerçante, image de mauvaise réputation incarnant dans sa technique même l’ordinaire décoratif et le goût populaire. De même le logiciel Photoshop universellement utilisé a d’abord été conçu comme instrument de retouche pour les publicitaires, le procédé Diasec de contre collage d’une image sur du plexiglas a été conçu en direction de la publicité et des foires avant de devenir le mode obligé de présentation des photographies contemporaines.
Pour une lecture fractale des images
Les objets fractaux possèdent une propriété géométrique particulière : la similitude interne. En grossissant n'importe quelle partie, on retrouve une structure similaire à la structure globale. Le chou-fleur est l’objet fractal naturel par excellence. Considérons un chou-fleur. En détachant un bouquet l'on obtient un chou-fleur en réduction qui lui même peut se découper en choux fleurs plus petits. Dans un monde il y a un monde dans lequel il y a d’autres mondes et ainsi de suite.
Une image miniature, un platine de Paul Strand, l’apprentie de Luzzara par exemple, par sa taille, par sa densité, par son onctuosité, demande à être goutée, inspectée, détaillée, non pas mise en morceaux, mais parcourue dans chacun de ses recoins. En tant que paysage, chacun de ses détails devient un autre paysage, qui lui même appelle un autre voyage. De même que pour le mathématicien Benoît Mandelbrot une ligne fractale délimitant une surface finie aurait, si on pouvait la dessiner, une longueur infinie, de même une image hyperdense dont la surface pourrait apparaître comme exagérément réduite, est de fait totalement inépuisable dans sa profondeur. Par opposition une image exagérément agrandie, inframince, comme l’est un panneau publicitaire ne peut véhiculer qu’une information réduite, sans quoi elle serait inopérante. Elle ne saurait être un objet fractal, elle n’a aucune profondeur, elle est désespérément plate. Elle fonctionne selon le schéma réflexe du stimulus réponse comme le font désormais toutes les images que nous consommons, produits selon des effets spéciaux afin de susciter une réaction si possible violente mais sûrement pas une réflexion. Les images de Gursky par exemple ne peuvent que nous impressionner, nous saisir, nous pétrifier, ne serait-ce que par leur taille hors de toutes proportions, par la multiplication d’éléments qui la composent et qui ne peuvent être décomptés. Aussi, de ce fait et par nature elles nous inspirent un sentiment de sublime comme le feraient une montagne, un énorme tas de sable, toute chose qui nous dépasserait. Mais de fait elles sont toutes composées sur une même logique stockatisque, qui selon Aristote est précisément la logique de ce qui s’accumule, l’argent par exemple. Elles pourraient être plus grandes, en montrer plus, valoir plus encore. Qu’elles nous montrent le puits de lumière du Grand Hayatt de Shangaï, des travailleuses chinoises habillées du même uniforme rose, effectuant au même moment le même geste mécanique, ou bien une barre HLM d’une ville de nulle part, elle procède selon le même principe qui est celui de l’accumalation de l’expansion du même.
Vous pouvez passer des heures avec une image de Paul Strand, image qui serait invisible à la distance requise pour voir un Gursky, pourtant en moins de cinq minutes vous aurez tout vu de cette dernière, car malgré l’effet de nombre vous verrez toujours une seule et unique chose, ici un hôtel, là une usine chinoise, une barre de HLM.
Concentrons l’image, réduisons sa surface, nous y gagnerons en intimité, en profondeur, en vérité.
Pratiquons petitement la photographie par immersion, et laissons l’arrogance et son clinquant à la photograhie émergente.
Jean-Claude Mougin